lundi 22 octobre 2012
Quitter la Mongolie
Poussière et armatures métalliques saillantes, Ulaan Baatar ville de guingois. Les bouches bées ne sont autres que celles des égouts ouvertes à tout engloutissement . Je me retourne et crie à répétition : trou , attention ! Slalom attentif, l’iris rivés sur les failles. Les routes n’ont plus de routes que le nom : asphalte soumis au trafic intense et extrêmes variations de température. Trottoirs irréguliers et aléatoires ; Mixité d’immeubles soviétiques et autres en mal de gratter le ciel tentent de se parer de vitres teintées, signant une modernité balbutiante. Hummers et 4X4 ont supplanté les chevaux absents de la capitale (bénis soient-ils). Les yourtes se rétractent en quartiers derrière leurs palissades. Les appartements de luxe n’ont de luxe que leurs intérieurs, couloirs et cages d’escaliers nauséabonds frisant bien souvent l’insalubrité. En jaillissent pourtant souvent businessmen apprêtés et jeunes filles toutes pomponnées.
Ulaan-Baatar disparait dans notre dos. Le samovar fume, la banlieue s’étire au pied d’un parc d’attractions peu clinquant. Dernières fumées, laisser un œil en arrière et puis le rattraper, filer devant.
Mes yeux fixent les festons de nuages flottant sur l’aride. Les kilomètres se perdent identiques sur une terre décharnée.. Grains de sable amassés sous herbes faméliques. Quelques mâts de bois, cheminement d’une trajectoire voltée poinçonnant l’horizon. Empreinte d’une frêle intervention de l’homme. Yourtes et troupeaux disparaissent au fil de l’avancée vers le sud. Un Gobi qui mange tout. Le train cahote à moitié vide. Si j’ouvre la porte du compartiment, m’est donné à voir occasionnellement le tracé d’un cordeau d’asphalte reliant les quelques singuliers pôles de vie humaine sur ce territoire avare de matière à vivre.
Le roulis tance sous ma paume. Je décompte le temps, l’âme à califourchon entre un hier à quitter, un demain à réamadouer. D’ici une nuitée, sous l’estampille d’un tampon, nos errances mongoles ne seront plus qu’un souvenir… et l’empire du milieu, une terre à redécouvrir sous des yeux de quelques quinze ans vieillis.
Le soleil darde sur les draps blancs de ma couchette. Ventilateur silencieux. La chaleur grimpe doucement, mes doigts enflent, un peu. La plume glisse et je prends conscience soudain que si longtemps, je l’ai remisée. Renouer avec ce plaisir, circonscrire l’instant, un exercice à la fois retors et voluptueux.
Je voudrais dire en quelques pages tous ces sillages, ces cinq mois déjà engloutis en captures de paysages, rencontres et tournis.
Qu’avons-nous donc vécu depuis que nous sommes partis ?
Les rails s’étirent, se divisent. Il n’est point une seule ligne, mais plusieurs chemins. Les herbes insoumises s’abreuvent aux flaques, taquinant les lattes de bois captives de leurs harnachements métalliques. Un peu de vert, de semblant de vie, micro-oasis en cette étendue de sécheresse.
Je suis le rail et sa course, je perds le fil. Fil d’un voyage, fil d’une pensée, hirsute, nourrie, sollicitée, trop peut-être.
Je voudrais que s’imprime en moi le charme léger de l’indélébile, de ces visages croisés, affectionnés le temps d’un séjour, sur le quai d’une gare, que sais-je encore ?
La terre rougit soudain. Sulfate ou timidité soudaine. Six heures tombent. L’amorce d’un coucher de soleil. Comme une clémence soudain accordée à l’immense nu..
Teintes nouvelles…
Ma bouche est sèche, mes mollets gourds de la chaleur du confinement. Les chroniques de Rufin somnolent face contre matelas. Je dénombre les éléments de porcelaine, plots arrimés aux poteaux de bois, porteurs de tension, de lumière de chaumières en cabanes.
Quelle cabane, quelle chaumière ? Pourquoi cette ligne électrique traversant le désert ? Qui peut-elle donc relier, alimenter, nourrir d’images câblées apportant l’illusion qu’il existe un ailleurs. A quoi pense-t-on lorsque l’on nait, vit, meurt sur les terres arides du Gobi ?
Ai déplié mon échelle, posé le pied à terre sur la moquette d’une deuxième classe, douce, non râpée, pas même rugueuse, apanage des trains internationaux sans doute.
Le couloir est désert. Une petite fille aux pommettes hautes a elle aussi entrouvert la porte de son compartiment, les pieds perdus dans les souliers de sa mère. Penchée à la fenêtre, elle s’enivre du vent qui souffle ses cheveux ;
Les cheminées du train projettent leurs ombres déformées sur la steppe. Au loin des cumulus à embrasser. La vue s’occulte une petite minute : convoi de marchandises, containers débordant de charbons, écran fugace au couchant.
Je me réjouis d’une ligne soudain rehaussée, bosselée, un peu de disparate en cœur de platitude. Un relief si infime à attraper de ses yeux, du mamelon écorchant l’horizontalité. Monticules sableux se resserrent. Semblant de dunes.
L’immensité sans fin finirait-elle par nous perdre ?
Les cieux seraient-ils toute ouïe ? Je pose trois mots sur mon papier, les rayons célestes se dévergondent, nous gratifiant d’exquises arabesques de lumière. Contrastes enfin !
Un arbre, puis deux, puis trois, chétifs certes, mais là, Du vertical, du végétal, de la vie en quelque sorte !
Ses lacets sont défaits, elle me bouscule légèrement, une tasse à la main.
Le train tourne, J’observe sa tête qui fend le vide : notre avancée ;
Le calme qui glisse sur les vertèbres de la locomotive et suiveurs ne laisse rien présager du tumulte à venir. La Chine est encore loin, l’agitation pour demain.
Odeur de poussière, de pierre, une sente à l’approche de vallons, trois yourtes égarées ; un préposé à chemise blanche sort de sa tanière, file remonter le hublot.. Cinq maisons couleur saumon, liseré vert aux fenêtres.
J’aimerais photographier le néant, mais les vitres sont opaques et puis que retiendrai-je de ce vide ? Une portion à dix mille lieues de ma perception réelle.
Comment ceindre 360 ° dans le coffre d’un clic ?
La soif me titille, Bartimée a rejoint sa couche, joli petit blond dormant.
Le soleil meurt sur la steppe.. Un moiré qui s’efface et rend à la nature sa couleur crue.
Entre Sain-Shanda et Zamin-Uud
Bouffée de passé, plongeon immédiat dans l’hier. Nous sommes à la frontière. Henri ouvre la fenêtre . L’odeur du charbon brûlé inonde nos narines. Nous sommes comme transposés au pied de l’usine de Tsinghua. La nuit est là, les cheminots œuvrent. Manipulation indispensable, réadapter l’écartement des roues du train aux rails chinois. Wagons et locomotive sont successivement hissés à deux ou trois mètres du sol ; Lévitation passagère. Devenons momentanément aériens avant que ne soient réencastrées les roues entre secousses et rumeurs dignes d’artificiers ;.
Erlian : 4 heures d’attente
Le soleil titille la vitre. Ouvrir un œil. Dehors, le relief s’est redressé. Histoire couleur terre. Quelques maisons à l’ancienne fondues dans de grandes courbes. J’observe ces quartiers épargnés avec l’envie revenue de poser pied à terre. Un charriot où s’entassent les sacs derrière la mule ; Quelques travailleurs actifs dans les champs de maïs. Toute notre Chine n’a pas encore disparu. La séduction opère. Hâte de descendre du train. Toilette de chat. Dernier arrêt avant la capitale : Zhangjiakou south. Déshabitués du relief, les enfants observent par la fenêtre, les « fausses montagnes » dira Bartimée ;.
Les quelques dernières heures à observer le désert leur aurait-il déjà fait oublier qu’il est autre chose que l’horizontalité ?