Une frontière encore ! Dimanche ordinaire. Quelques
préposés empressés de soutirer quelques
dollars face à notre résolution de ne pas céder à cette harassante, omniprésente
corruption.. Qui aura raison de ce passage en force ? Inflexibilité de la
mère décidée à camper sur place ou vision attendrie d’un chapelet d’enfants arque boutés à leurs
montures chargées. Nul ne saura jamais mais nous voici de l’autre
côté, échappant aux premières tentatives de racket qui ne sont point sans nous rappeler quelques
souvenirs.
Le bitume réverbère ses degrés puissants. L’horizon est
plat, rizières sèches, échoppes quasi inexistantes, l’équipée se doit de
trouver toit, peu encline à planter la tente. Envie d’eau, de douche. Même les
temples se font rareté sur cette portion de route. Hésitons à rallier le
fleuve, suivre le Mékong, filer vers O’Svay, un nom qui sonne joli à l’oreille,
mais craignons de nous soumettre au risque de devoir rebrousser chemin, pris
dans les bras de pistes sans issues ; Tenons le cap droit, cap
sur Stung Treng. Peu de surprises, peu de rencontres, une route relativement face et déserte, outre la présence permanente
d’un soleil traitrement voilé, qui écrase et active la hâte d’échouer à l’écart
des UV.
Crépuscule, Claire
pivoine encaisse mal la chaleur, petit bout de fillette vaillante épuisée par les
degrés. Stung Treng : joie d’allumer un ventilo, de sentir les projections
d’un pommeau sur sa peau. Nuit de repos,
un jour de trêve aussi.
Frais gardons, micro baladons entre marché et artères sans intérêt
folichon.
La mode est au pyjama molleton. Interloqués d’abord, nous nous
demandons pourquoi chacun arbore ses petits mickey de flanelle. Hiver ?
35° tout de même ! Absence de garde-robe ? Les marchés nous montrent
la tendance, partagée entre ces apparats aux airs de parure nocturne et les
pantalons informes à motifs britishement liberty.
Bartimée, le seul non épuisé par les kilomètres peut-être, m’emboite
le pédalier pour longer le Mékong , en quête d’un reposant coucher de soleil. Le
rivage est étrange ; s’y dressent
en vis-à-vis, maisons en dur aux apparences relativement cossues et cabanes de
tôle bien sordides. Au milieu, les enfants jouent. Assis sous quelques cahutes,
on tcharre, grignote trois poissons remontés aujourd’hui ou hier (l’odeur me le
suggère !) des flots peu ragoûtants. Trainaillement de savates,
bâillements, rien ne semble affoler les soirées de bord de rive. Pimpant le
soleil s’allongeant langoureusement sur les eaux, luisants les bateaux dardant
comme d’infimes poinçons sur les eaux !
Quelques cyclos de passage nous déconseillent le tronçon
ralliant Kratie, une nationale a priori monotone. Souhaitions épouser le fil du
fleuve. Infos contradictoires. Mission serait impossible. Nous nous rangeons à
la paresse et négocions un bout de chemin, vélos en soute de bus. Apprendrons
plus tard qu’il était bel et bien possible armés de patience, de trouver un sillon à saute-moutons entre les méandres du fleuve.
Guère simple de se faire une idée à compiler trop d’avis.
Lâchés par le bus à une jonction de route, avalons petit
casse-croûte et enfourchons nos engins
non-volants.
Première occasion de tester le jus de sucre de canne qui
deviendra un petit plaisir multi-quotidien. Cannes passées à la moulinette, soupçon
de citron vert et addition de glaçon, le tour est joué.
Kampi : les dauphins de l’Irrawady n’apparaissent guère
à nos yeux scrutant pourtant les ondulations du fleuve. Mais le bonheur de
pédaloter vue sur les eaux dilapide vite
la frustration des enfants.
Sur la route, croisons des charrettes noyées sous le volume
de poteries ou de paniers. Un village peu avant Kratie nous régale de son riz
gluant cuit dans les bambous. Amusant toujours de voir dans ces pays comme les vendeurs des
mêmes spécialités s’amassent en un seul lieu. A la campagne comme à la ville, mécanos,
réparateurs de télés ou tailleurs s’agglutinent dans une même rue, bien
souvent.
Kratie nous honore d’une immense chambrée avec terrasse de
toit et vue sur le fleuve. Flanotons sur la rive, des khmers talentueux jouent
du torse et de la cheville avec leur balle-volant. Au matin, hissons nos vélos
sur une barque. Il est 8h à peine. Le soleil est doux encore comme notre
premier roulis sur l’ile. Koh-Trang. Charmés, c’est une journée entière que
nous consommerons à contempler les travaux de cette paisible vie rurale.
Perchés sur une chaise, hommes ou femmes tiennent à bout de bras sur leurs
têtes un panier de grains qu’ils déversent pour qu’enveloppent et poussières
filent au vent. Orpailleurs de végétaux, comme un flot de pépites dorées
tombant sur le sol dans une sublime lumière pailletée.
Au pied de sa maison, une femme « funambule »,
laboure d’un rouleau par buffles tracté, son lopin de terre.
L’ile sereine s’éveille sous tous ces doigts d’or qui
tissent des feuilles de palme tantôt pour parfaire leurs maisons, tantôt pour
modeler des paniers.
Enfants en uniformes sur leurs vélos à roues immenses,
cuisinières colportant leurs saveurs dans des gamelles arrimées à leurs
porte-bagages, les sourires discrets dessinent les contours d’une journée
délicieuse. Tout au sud de cette terre, flottent des maisons. Une scierie sur l’eau,
quelques autres échoppes dont nous ne pouvons à distance distinguer la
fonction, des habitats tout simplement, marquent le territoire maritime de
quelques dizaines de familles vietnamiennes.
Grande plage, bon moment de baignade, clôturons notre boucle
avant de retrouver nos pénates de pleine terre.
De Kratie à Kompong Cham, nous ne quitterons presque jamais
les longues bandes de poudreuse rouge, parsemées de petits pontons de bois et
creusant leur voie entre de belles maisons à pilotis. Une portion de régal d’une
rive à l’autre picorant avec délectation ces moments de vie quotidienne au bord
du Mékong. Rizières étincelantes de lumière magique à la tombée du jour, de ces
verts crus et luisants qui charment l’œil démesurément. Plus de rumeur de
voiture. Des temples, des mosquées bientôt, des villages où filent main dans la
main fillettes voilées et femmes à kramas, mixité de campagne qui donne de l’extérieur
tout au moins l’illusion d’un métissage harmonieux. A Chlong, pris un peu de court pour emplir nos
estomacs, testerons les œufs couvés, Bartimée dépiautant avec méthode et naturel
pas dégoûté pour un sou, pattes, tête et œil du fœtus immature !
Les maisons arborent dans la région l’estampille du temps,
une date perchée sur le faît des toitures. Les enseignes de bord de route me
font souvent sourire, plaisir d’un graphisme parfois gauche, souvent naïf.
Ne souhaitant guère nous fader des kilomètres de faubourg
pris dans la toile opaque des gaz d’échappement, nous ferons route jusqu’à
Phnom Penh dans un mini van, après un dernier petit saut insulaire sur l’ile
reliée à Kompong Cham par un pont de bambous éphémère reconstruit chaque année.
Ville, ville nous attend. Qu’en retrouverons-nous après 16
ans ?